Il y a peu plus d’un an que je suis allée voir « Les Huit salopards », réalisé par Quentin Tarantino. Je m’en souviens comme si c’était hier. En tant qu’étudiante de cycle supérieur se spécialisant en cinéma, j’ai sauté sur l’occasion de voir un film sur 70mm, un format de plus haute résolution qui fait deux fois la taille qu’un film standard de 35mm. Malgré mon enthousiasme, le film et les spectateurs m’ont rapidement déçu.
Pendant les premières scènes du film, j’étais surprise que les autres spectateurs s’amusaient du langage raciste et du traitement dérogatoire du personnage, Major Warren (joué par Samuel Jackson). Leurs rires éclataient à chaque insulte raciale qu’il confrontait, prenant de l’intensité avec chaque scène de son abaissement. J’ai réalisé que j’étais en train de témoigner de l’engagement collectif de la mélancolie coloniale. C’est-à-dire que la salle est devenu un espace sûr pour s’engager en manifestations racistes pendant la projection du film. Pour les autres spectateurs, les actions et les personnages racistes à l’écran sont devenu une façon d’incarner le racisme sans conséquence. Quand la lumière s’est rallumé, j’ai cherché autour pour confirmer mon soupçon: j’étais la seule personne de couleur dans la salle. Pendant que les imaginations des blancs s’épanouissaient, mon corps flétrissait.
Au cinéma, j’ai ressenti personnellement l’appropriation du corps noir de Major Warren à l’écran par les autres spectateurs.
Ce rapport entre moi, une femme noire, et une salle de spectateurs blancs, est devenu une perte unilatérale. L’histoire coloniale subie par les personnes de couleur à ce jour, notamment les noirs, a longtemps répliqué cette perte du corps, de l’espace, et du mouvement. Le chercheur André Lepecki soutient que l’imagination de l’occident est motivée par une révision du corps noir, comme un site d’exploration de la fantaisie exotique. Lepecki écrit « Ce mouvement au cœur de l’identité occidentale face à un désir compliqué qui nécessite une réinvention de la capacité du corps blanc à se mouvoir devant le miroir de l’altérité raciale coloniale que je traite comme le terrain mélancolique et colonialiste de l’identité européenne ».1
Au cinéma, j’ai ressenti personnellement l’appropriation du corps noir de Major Warren à l’écran par les autres spectateurs. Dans le cas du film, ce personnage est devenu une façon pour les spectateurs blancs d’engager avec leurs imaginations. Pour eux, Major Warren est devenu une surface pour imprimer leurs sentiments, émotions, et fantasmes. Cette action, fondé dans le racisme de l’occident, représente un « aberrant affective », selon l’écrivain afro-antillais, Frantz Fanon.2 Il postule que le racisme gagne en puissance par les sentiments qui sont partagés entre les gens. L’imagination d’un blanc, par exemple, fait une impression sur un corps noir, qui rend malléable la surface du corps. Fanon attribue cette plasticité de la peau noire à une continuation de la colonisation moderne. Il écrit « Le nègre est un jouet entre les mains du Blanc; alors, pour rompre ce cercle infernal, il explose. Il est impossible d’aller au cinéma sans me rencontrer».3 Fanon précise le manque de liberté de mouvement dans le monde pour les corps noirs en notant qu’ils ne peuvent pas aller au cinéma sans percevoir que l’imagination des blancs fait une impression sur leurs corps.
Selon la politologue française, Françoise Verges, la mélancolie, ou la perte d’une terre et des ressources volées à cause de la colonisation, est un effet de mémoire sélectif. Verges encourage les gens à considérer les espaces publiques et la façon avec laquelle les personnes de couleur sont effacées à travers ce processus d’impression. Verges soutient que la mémoire intervient dans l’espace publique. Elle élabore:
Le passé doit être revisité pour devenir mémoire. Dans le cas de la traite et de l’esclavage, le passé reste comme suspendu, peu connu. Rien n’est vraiment oublié, rien n’est vraiment remémoré. Le passé investit le présent avec d’autant plus de force qu’il est incertain, avec dates floues et faits vagues. L’appel à la mémoire vient combler l’absence du passé dans les récits et le discours social.4
Ce souvenir se présente à un moment critique dans la société où la mélancolie coloniale encadre l’espace publique. La mélancolie coloniale selon Fanon, Verges, et Lepecki, nait d’une perte du pouvoir. Pour les Blancs l’histoire de la colonisation n’est pas une tragédie, mais une mémoire d’empire. Les corps des colonisés cachent la représentation de leur puissance et modernité. Par conséquent, cette réalité limite leur compréhension de la violence coloniale, et crée et cadre l’espace publique comme des lieux de deuil. Ainsi, la mémoire active est une lutte contre la mélancolie coloniale, comme un mode subjectif construit sur la colère et la perte. La mémoire active dans l’espace publique rappelle comment les espaces deviennent des lieux pour le deuil. Comme mon expérience dans la salle, les spectateurs ont ri et rêvent aux conditions racistes qu’ils n’ont pas. Pourquoi riaient-ils, je me suis demandé? La mémoire active agit en défiant ces espaces et les structures de sentiment qui les façonnent. À travers ce défi est créé la liberté et le mouvement de corps et sentiments qui sont trop souvent limité.
- Andre Lepecki, Exhausting Dance : Performance and the politics of movement, (New York : Routledge, 2006), 113. Traduction: « It is this movement at the core of Western identity towards a complicated desire that necessitates a reinvention of the white body’s ability to move before the mirror of racial colonial alterity that I am addressing as European’s melancholic and colonialist ground. ».
- Frantz Fanon, Peau Noire, Masques Blancs. (Paris: Points, 2015).
- Ibid. 119.
- Françoise Verges, « Les Troubles de la Mémoire: Traite Négrière, Esclavage, et Écriture de l’histoire », Cahiers d’Études Africaines, 2005, https://etudesafricaines.revues.org/15110.