Chère Gabrielle Roy,

Ce soir, je suis ailleurs, je suis ici. The Beauty of the Beast et moi, nous pataugeons dans les vagues au bord du fleuve. Le crépuscule cède doucement sa place à l’obscurité pendant que, longtemps, je marche. D’une hauteur de seulement trois à neuf pouces, les vagues arrivent avec toute la puissance du fleuve en longues lancées plates sous la brillance de la pleine lune, (rose tout à l’heure, jaune dense maintenant, demain bleue, dit-on!). Par cette marée montante je ressens les nourritures de nos eaux planétaires. Là où je suis le St. Laurent mesure presque deux kilomètres. Moins large qu’à votre chalet de la Petite-Rivière-St.-François, mais c’est une masse d’eau énorme et toujours impressionnante pour l’âme du désert et de montagne que je suis. Fertile d’identité et d’histoires pour les peuples du Québec, il m’a apprivoisée. Par ses nuances de couleurs, de temps, de saisons et de beautés, j’ai appris à l’aimer, à m’y baigner, même. J’y ai recours souvent. Les vagues d’un noir pur tonnent maintenant contre la grève, me soutiennent pendant que j’écris.

The Beauty of the Beast, Gabrielle, c’est celle que je suis, femme, artiste à la fibre de mon être
sa force, lucidellllllllllllllsa fine intelligencellllllllllllllsa beauté,
sa conscience du monde, alertellllllllllllllllllllllllllllson saisi de la réalité vue, et vécue
ses tendressesllllllllllllllson appétit de vivrellllllllllllllsa générosité
et sa sexualité toute intacte             
cette force interne de femme, beastlyllllllllllllllheureuse d’êtrellllllllllllllentière
dans l’acte de ses créations.


Quand je me brouille, je fais appel à elle, cet être là, pour me rapailler, pour recommencer, repartir, revivre time and time again. Dans mon atelier on trouve une feuille de papier où, il y a bien des années, j’ai gribouillée la promesse de lui rester fidèle; elle s’est inscrite en moi.

Dites-moi, est-ce que le rapaillement passe toujours par la perte? Peut-être. Il faut bien faucher le champ avant de ramasser les foins. Mon premier rapaillement passe par le corps. « Pain has a topography », me murmure un ami à l’époque. Topographie du corps, topographie du pays, topographie de la terre.  

Le cancer exige d’abord la perte: la perte radicale d’un sein, la chair jouissante, une beauté de femme. Heureusement pour moi, l’amputation est accomplie par un chirurgien d’une rare humanité qui porte le plus grand respect pour le fait que chacune est seule face à sa propre mort.

Elle la voit, The Beast, elle voit cette perte, cette mort, une nuit où elle plonge en rêve jusqu’aux gouffres les plus profonds pour y rencontrer les peintures infiniment noires de Goya. Ses tableaux stoppent sa chute, articulent son désespoir, bloquent le passage aux gouffres de l’absolu, laissant sa volonté libre de resurgir, de se battre. Et de retrouver la joie. Je me fais une première promesse:
I promise to stay alive
not to cripple or break
to cherish my body into being
straight and strong
happy and supple.

À l’hôpital encore, bénie d’un soleil radieux qui entre par la fenêtre, je déguste de petites boules de chocolat une à une en écoutant des arias d’Opéra. Bonheur: il n’y aura pas besoin de chimio!

Je prends comme mantra le mot d’Éluard:
« C’est la dure loi des hommes
de rester intacts malgré la guerre
et ses misères. »
“Intacte.” Oh, oui!  Comme elle aime ça, The Beast, elle aime être intacte dans sa chair.

****

Pour un certain temps, je me retourne vers les racines de la montagne et de la cabane familiale au Colorado, un lieu sauvage et sacré. Je m’y réfugie souvent, dans le bonheur solitaire ou familial avec l’effort d’un quotidien on ne peut plus simple: deux seaux à la fois, je puise l’eau de la rivière pour la boire, fais cuire de petites truites au petit déjeuner. J’ouvre la porte au soleil le matin, le salue. J’écris. Je peins, me promène seule avec les wapitis au crépuscule, je lis Seeds of Contemplation de Thomas Merton, je scrute les traces d’ours, m’émerveille devant le vol du Can aigle pêcheur, et je peins, à l’eau et à l’encre, les tableaux qui composeront ma première exposition à Québec. « Oiseaux, montagne et une femme, du côté de l’espoir ».

I promise to the Beauty of the Beast in me to stay faithful to my heart’s desire.

Après quatre générations de vie, notre cabane familiale est détruite par the eminent domain du gouvernement. De retour dans le Nord, après la fête de nos adieux, The Beast rage pour sa terre natale. J’écoute, je l’entends. Ceci nécessite un rapaillement de terroirs important, concret. Je réponds par une exposition « Rives et berges, lieux de tendresses » à Montréal.

La Beauté s’y met pour trouver les matières, les formes, les couleurs nécessaires à un espace de partage, de revivre, un lieu d’où contempler ensemble le vrai, le terrible et le beau de notre état d’humain. Je rapaille mon continent à moi, l’installe au coeur de la galerie aux moyens de cailloux, de sable, de pierres, d’écorce, de gravier très fin. – vert, rose, mauve, bleu-gris, indigo, ocre, rouge; fais couler l’eau et les lumières limpides du fleuve. The Beast retrouve la beauté et sa force. Quelle joie! Vieillie, ma carte d’immigrante reçue s’affiche parmi les foins. J’y parsème des trouvailles de mes pérégrinations et des traces de migrations de chevreuils et d’oiseaux.

Gabrielle, j’ai aussi posé plusieurs sculptures dans les « régions » de cette géographie personnelle, dont une que je voudrais vous parler. Elle est faite en terre sigillée, passée deux fois au feu, et s’intitule, « Berge pour les enfants à la mer ». La berge est une femme, belle mais estropiée; il lui manque une jambe. Forte, le dos droit, les épaules larges, assise sur un rocher lisse, également solide. Tendre, elle tient un bébé dans les bras. C’est en trois morceaux: le rocher, la femme assise, et l’enfant. Je crois que vous comprendriez mon grand bonheur quand la collègue qui a acheté cette sculpture arrive toute souriante, pour me dire que ses deux petites filles de cinq et huit ans adorent défaire et refaire la sculpture à leur guise, tout en racontant joyeusement leurs propres histoires affectueuses pour l’enfant et sa mère.

Ahhh! Si on pouvait toujours faire basculer la détresse et la perte vers la joie, la tendresse, le jeu, la solidarité!

Aujourd’hui, elle est toujours avec moi The Beauty of the Beast, alerte, alive. Sous les arbres pas loin du fleuve, son esprit paisible capte tous les temps, tous les espaces; quelques araignées se promènent, un oiseau couleur d’écorces pâles se tient dans le feuillage. Les eaux planétaires m’interpellent.

Se rapailler, Gabrielle?
Comme Margaret Laurence l’a dit en 1983, moi aussi, en 2018, je puise mon courage en vous.
Je vous promets de persister.

  • Originaire du Sud-Ouest américain, la poète et artiste Rae Marie Taylor vit à Montréal. Elle a produit le CD Spoken Word Black Grace, avec le musicien / compositeur montréalais David Gossage, présenté au Festival international de poésie de Trois-rivières, et a produit plusieurs one- woman shows, notamment son Chant du Nord à l’Espace Félix Leclerc sur l’île d’Orléans et Une heure terrestre, un temps humain à la chapelle Loretto à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, tous deux avec Gossage. Après la publication de son livre d’essais, La terre: Notre don et espoir sauvage (2012), le retour de Rae sur scène a été applaudi avec le spectacle Phare- Ouest avec Jean Désy, (2015) et Chants d’amitiés en mouvance (2017) avec musiciens de jazz Michel et Pierre Côté. Elle partage également la scène avec d’autres écrivains de la Maison de la littérature et de la Casa del Popolo ainsi que d’autres lieux de la province de Québec et du Sud-Ouest. Ses poèmes et ses essais ont été publiés dans des critiques et des anthologies, notamment au Québec Les Écrits et Femmes rappaillées (2016). Le livre d’essais, The Land: Notre don et Wild Hope, un mémoire sur l’environnement, a été finaliste des Prix du livre du Nouveau- Mexique et de l’Arizona et la version améliorée du livre électronique a reçu le Prix 2014 du Colorado Independent Publishers Association.

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